Le cristal de nos nuits - Frédéric Lamoth


Alors que nous sommes déjà aux portes d'octobre, en faisant un petit retour en arrière sur mes lectures depuis janvier, je me suis rendue compte que j'ai eu peu de coups de cœur: le Shimazaki du début d'année (bien sûr), le manga Les liens du sang, et L'usurpateur, un polar norvégien.

Voici mon 4e coup de cœur, auquel je ne m'attendais pas.

Nous nous sommes avancés à découvert, comme des maquisards qui se rendaient à l'ennemi. La mort avait gagné. Résignés, nous nous sommes approchés de la crête qui ne laissait entrevoir qu'un bout de ciel gris devant nos yeux. Nous nous sommes penchés à tour de rôle pour voir le corps qui gisait au fond de la ravine.
- Mais qu'est-ce qu'on a fait ? Qu'est-ce qui s'est passé, nom de Dieu ?
Mangin semblait interroger la montagne qui ne rendait aucun écho.

(...)
- Alors quoi ? Faites une prière pour Kartoffeln !
Les hommes sont restés alignés sur le bord du fossé, alors que le vent faisait à nouveau entendre son souffle impatient. Pendant ce temps, j'ai écrit dans mon carnet que le soldat Kartoffeln, puisque personne ne pouvait me dire son vrai nom, avait été retrouvé mort dans le fond d'un ravin où il avait, selon toute vraisemblance, chuté accidentellement. Puis j'ai donné l'ordre du départ.
(pp. 46-7)

Le recueil de Frédéric Lamoth comprend sept nouvelles (sans titre) qui se déroulent toutes en Suisse, durant la seconde guerre mondiale. Je crois avoir déjà écrit plusieurs fois sur ce blog que je ne suis pas particulièrement attirée par les textes se déroulant à cette période, mais aussi de mon étonnement pour l'intérêt qu'elle suscite encore aujourd'hui auprès des écrivains contemporains. Je crois que ma réticence est en partie due au fait que la Suisse étant restée neutre durant le conflit, les gens d'ici ne l'ont évidemment pas vécu de la même manière que dans les pays occupés. Pourtant, ce qui m'a justement plu dans les textes de Lamoth, c'est qu'ils montrent que la guerre ne s'est pas arrêtée aux frontières. Qu'elle a aussi eu un impact sur la vie des gens ici. Hommes mobilisés pour garder les frontières, soldats américains en détention à Davos, personnages en exil en Suisse, d'autres qui réapparaissent après des années d’absence, ravivant des souvenirs chez d'autres. Chaque histoire mêle habilement fiction et événement(s) historique(s), notamment dans le texte qui m'a le plus plu, celui faisant surgir les figures de deux célèbres chefs d'orchestre : Wilhelm Furtwängler et Herbert von Karajan. Et le magnifique deuxième mouvement du trio pour piano, violon et violoncelle (op. 100) de Schubert.

"Ce que la musique a fait de nous..." Je devais commencer par m'interroger sur moi-même. Cette phrase aurait pu me servir d'épitaphe, celle d'un artiste veule et égoïste qui s'est retranché dans son univers hermétique avant de le voir se consumer. Elle s'appliquait aussi à Wilhelm Furtwängler, que la musique avait élevé au-dessus du commun des mortels, avant de le faire asseoir sur le banc des accusés. (...)
Mais ce n'était pas de cela dont parlait Furtwängler. Tout cela était trop évident, trop affligeant, pour que l'on pût espérer changer quoi que ce fût. Il s'agissait d'autre chose... Quelque chose qui aurait pu influencer le cours d'une vie. Et c'était précisément là où j'avais échoué. Dans le dessein surréaliste qui était à l'origine de ce trio. En imaginant la rencontre improbable entre une Juive et un Allemand, qui avaient tous deux vécu en marge de la guerre. Deux lignes distinctes, contrariées, que je prétendais accorder dans l'art du contrepoint rigoureux par cette sorte d'alchimie dont Schubert à le secret. (pp. 120-1)

Des fragments de vie dans chaque textes qui s'enchaînent de manière fluide. J'ai beaucoup aimé le style, la fluidité de l'écriture, le parfum de réminiscence(s) qui baignent l'ensemble.

J'ai eu la chance que l'on me prête ce recueil (merci !) mais je relirai Frédéric Lamoth (écrivain et médecin suisse, né en 1975 à Vevey).

(Bernard Campiche Editeur, 136 pp., 2019)

Commentaires

matchingpoints a dit…
En effet, on connait très peu la littérature helvétique - merci !
J'adore ce titre dont on devine l'origine. Tu as réussi à me tenter!

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