Le saut- Anna Enquist



Récemment, j'ai présenté sur ce blog mon coup de cœur pour le recueil de nouvelles de Frédéric Lamoth, Le cristal de nos nuits. Lorsque j'ai repéré ce petit livre d'Anna Enquist en librairie, j'y ai immédiatement pensé puisque plusieurs nouvelles se passent également durant les deux guerres mondiales. Il ne reste plus qu'à remplacer la Suisse par les Pays-Bas. Je vous y emmène ?

La jeune Alma, issue d'une riche famille viennoise, décide de s'engager pour la vie auprès de Gustav Mahler même si celui-ci lui demande de ne plus composer mais d'entièrement se consacrer à lui. Elle s'interroge sur les implications de ce renoncement qui lui coûte, et de son attirance irrésistible.

D'abord, je ne me suis pas méfiée. Je continuais à travailler assidûment à mon cycle de lieder et je faisais mes exercices de contrepoint. Ce n'est pas facile de renoncer à une vocation. Ma musique, c'était moi. Je me voyais plus tard pianiste, compositeur, chef d'orchestre. Mes pensées ont toujours été des mélodies, et tout ce que je fais, je le fais en cadence. Je suis musique. Ma musique. Et voilà qu'entre dans ma vie un homme qui me demande sans rire de renoncer à tout. Demande ? Non, exige ! (p. 17) (...)

Qu'est-ce que je fais au juste ? Est-ce que je veux vraiment ce que je fais ? Je ne fais pas ce que je veux, je crois. Ma volonté se cache-t-elle ou non derrière mes actes ? (p. 40)

1912, Rotterdam. Un tailleur juif polonais est quitté par sa jeune assistante qu'il aime. Effondré, il décide de s'embarquer pour les Etats-Unis. Mais dans la foule des émigrants, il a peur d'oublier sa langue.

1940, durant le bombardement de Rotterdam, un des gardiens du zoo est chargé de tuer le lion dont il s'est occupé depuis qu'il est né. Mais il ne peut s'y résoudre. Cato et Leendert, un jeune couple, tente de vivre leur amour malgré les destructions chaque jour plus fortes.

La ville brûle, l'église est en feu et les flammes lèchent le coffre. Comme un rôti de Pentecôte dans le four. Le livre de cuisine. C'est ma faute. Châtiment.
Le sol est glacé sous mes mollets. L'étang de Kralingen, gelé. Regarde, le voilà, c'est lui, Leendert, il vient vers moi sur ses patins et nous tombons, nous culbutons sur la glace, il fait si froid, mais il me prend dans ses bras, il me serre si fort contre lui que mon coeur s'arrête, il presse sa bouche sur ma gorge, enfin, enfin...
(p. 59)

Non loin de là, un chirurgien noir s'apprête à opérer un général allemand blessé.

J'aurais dû le tuer.
(...) J'aurais pu le tuer. Dans le cas d'une fracture avec enfoncement, on compare la profondeur de la blessure avec l'épaisseur de l'os crânien mis à nu. En examinant l'encéphale découvert, j'aurais pu enfoncer la sonde loin dans la substance grise. Continuer à pousser jusqu'au tronc cérébral, un simple mouvement de levier et les fonctions vitales sont détruites. La respiration, entre autres. Personne ne l'aurait remarqué, sauf peut-être l'infirmière en chef. (...) J'aurais dû le tuer. (pp. 78-9)

De nos jours, Sarah, une jeune diplômée, est hantée par la peur de l'échec. Elle vient pourtant de décrocher son premier emploi après plusieurs mois d'errance.

J'ai beaucoup aimé ce petit recueil. Chaque histoire nous met devant nos contradictions, nos désirs et conflits intimes. Le point commun de tous ces personnages, c'est que tous sont soumis aux événements extérieurs qui finissent par les engloutir. Malgré le mal-être qui les ronge, l'écriture précise et très belle d'Anna Enquist m'a, une fois de plus, enchantée. Ces textes ont été écrits pour le théâtre mais leur fluidité et finesse, l'analyse de sentiments de personnages à des moments charnières de leur existence, font qu'ils se dégustent comme des nouvelles (on peut d'ailleurs aussi les voir ainsi).

Vivement recommandé !

(éd. Actes Sud (2006), De sprong traduit par Annie Kroon, Babel, 119 pp., 2019)

Commentaires

Anonyme a dit…
D'elle je n'ai lu que deux romans, qui m'ont enchantée, avec la musique, toujours
keisha
lewerentz a dit…
Keisha : oui, moi aussi, la musique, voilà qui m’appâte à tous les coups ;-)
Tania a dit…
Je ne connais pas ses nouvelles, mais j'aime la romancière.

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