Consumés par le feu - Jaume Cabré

source: site éditeur

- Je ne sais pas très bien ce qui m'arrive.
- Super. Et tu t'appelles ?
- Appelez-moi Ismaël.
- Pardon ?
- Je dis appelez-moi Ismaël.
- Que je t'appelles Ismaël. Et parfois tu t'appelles autrement ?
- Non, toujours Ismaël. Il me semble.
- Eh bien il y a dix minutes on m'a virée de mon travail et maintenant je parle à un inconnu à poil dans ma voiture et il dit qu'on doit l'appeler Ismaël. Elle est pas belle, la vie ? (pp. 69-70)

Ismaël est un jeune professeur qui se retrouve plus ou moins amnésique à la suite d'un accident de voiture. Manque de chance, il venait de retrouver Leo, son amie d'enfance dont il a toujours été amoureux. Embarqué par un ancien élève, il se retrouve impliqué dans l'assassinat d'une vieille dame et une collision avec une portée de marcassins, termine à l'hôpital où il est soigné par le docteur Jivago et Emma Bovary. Il s'en échappe et rencontre Marlene Dietrich qui accepte de le recueillir chez elle quelques jours. Que faire ? Se rendre à la police ou tenter de contacter Leo ?

Le roman de Jaume Cabré joue brillamment avec les codes du roman noir et mêle habilement fiction, rêve et réalité, personnages fictifs et réels "détournés". Évidemment, Ismaël n'est pas soigné par le docteur Jivago ni analysé par Mme Bovary, pas plus qu'il ne rencontre la star de cinéma. Mais à la suite de son accident, son cerveau lui joue des tours; son esprit est sens dessus dessous. L'intrigue est menée tambour battant, avec verve et le tout s'enchaîne dans une drôle d'aventure qui frise le rocambolesque où les animaux conversent comme les humains.

Marlene, qui ne s'appelait par Marlene, sortit dans la rue accompagnée, pour la première fois, d'Ismaël, qui probablement ne s'appelait pas Ismaël. Ils formaient un couple singulier. Elle, gestes décidés et regard imposant. Lui, presque invisible, comme s'il voulait se cacher derrière la femme, maigre, un peu chétif, le regard baissé et les yeux trop ouverts, comme perpétuellement épouvantés, avec un pantalon trop serré mais bien caché par le blouson qu'ils avaient acheté quelques heures plus tôt. Ils avaient l'impression que tous les passants les observaient et disaient regardez-les, elle, la serveuse aux mœurs légères qui s'est retrouvée sans travail à cause de son caractère trop rebelle et lui, ce gringalet qui a l'air d'un naufragé tout juste tiré de l'eau, avec des yeux inquiets de lapin apeuré. Tout à coup, elle s'arrêta et dit écoute, si tu as inventé d'appeler Jivago un type que tu ne connais ni d'Eve ni d'Adam, c'est que tu aimes le cinéma. Non ?
- Je ne sais pas.
- Et comment tu disais qu'elle s'appelait, la femme ?
- Madame Bovary.
- Eh bien il me semble que ça aussi c'est un film.
- Je ne sais pas; mais ça tourne dans ma tête.
- C'est une maquerelle, cette madame ? Une tenancière de boîte à putes, pour être claire. J'en connais qui...
- Non, l'interrompit Ismaël. C'est une dame qui... c'est une très longue histoire.
- Donc, tu te rappelles des choses. Elle s'arrêta net : non ?
- Si. Je ne vois pas pourquoi tu veux tellement savoir si je me rappelle ou pas.
- C'est que tu as l'air tellement perdu que...
- Des livres. Tout ce que je te dis, c'est des titres de romans. Pourquoi tu dis tout le temps que je ne me rappelle pas ?
- Je sais où il faut qu'on aille. Et, avec un geste qui faisait vaguement penser à l'amiral Nelson, elle dit tout droit ! (pp. 85-86)

Première lecture de cet auteur catalan pour moi - une belle découverte. J'ai noté son Voyage d'hiver pour une prochaine lecture.

Un grand merci à mon amoureux qui m'a offert ce roman.

(éd. Consumits pel foc (2021), traduit du catalan par Edmond Raillard, Actes Sud, 151 pp., 2023)