Le colonel ne dort part - Emilienne Malfatto

source: site éditeur


Le colonel pense souvent que la nature humaine se révèle dans ces instants de nudité absolue, quand l'homme est précisément dépouillé de toutes les minces couches de vernis - appelez ça l'éducation, ou la sociabilité, ou l'amour, ou l'amitié - qui recouvrent sa nature profonde, homo sanguinolis, sa nature animale, viscérale, quand l'homme n'est plus qu'une masse organique. Arrachez la peau d'un homme et vous aurez une forme sanguinolente, vermeille, une forme cochenille écrasée pas si différente d'un chien écorché, se dit parfois le colonel. Pourtant, il est bien forcé de l'admettre, il y a souvent des surprises dans ce qui précède le dépouillement ultime. Le lâche se révèle brave, le brave s'effondre et donne tous les siens, certains pleurent et supplient, d'autres restent muets jusqu'au bout. Ceux-là sont plus rares et le colonel éprouve pour eux une sorte de respect mutuel. (pp. 43-44)

Dans une ville grise d'un pays en guerre où la pluie tombe sans discontinuer, un colonel est envoyé pour conduire les interrogatoires. Tortionnaire torturé par toutes ses années à faire avouer l'ennemi, le colonel ne dort pas - ou plutôt ne dort plus; hanté par les fantômes de ceux qu'il a précédemment interrogés. Pour l'ordonnance qui assiste en silence au "travail", le colonel n'a pas de visage, quasiment pas de contours; il est gris. Une fois la journée terminée, s'il pense à lui, il n'arrive pas à se le représenter tout en se demandant où tout cela mènera; si cela a vraiment un sens.

Le troisième personnage est le général qui s'ennuie et joue aux échecs à longueur de journée. Le palais dans lequel il se cloître prend l'eau de toutes parts et le buste de l'ancien dictateur git brisé en mille morceaux.

Si je dois être honnête, lorsque j'ai découvert ce livre qui m'a été offert, j'étais septique et/ou au moins surprise, car c'est tout à fait le genre auquel je ne m'intéresse en principe pas. Qui plus est, la jaquette mentionnais que l'auteure avait obtenu le prix Goncourt du premier roman - tout pour me faire fuir. Mais j'ai été très séduite par la magnifique couverture de Nicola Magrin [artiste italien né en 1978]. Et puis, c'est une personne très chère et importante pour moi qui me l'a offert, il était donc exclu de l'expédier directement aux oubliettes, d'autant que le texte est très court. Et je suis ravie d'avoir dépassé mes à priori, car j'ai beaucoup aimé !

Le texte mélange des passages à la troisième personne et d'autres en vers libres par le colonel dans lequel il s'adresse à ses démons, des "hommes-poissons" comme il les appelle; tous les hommes qu'il a interrogés, tués.

je n'en finis pas depuis ce temps
toutes ces années
un immense purgatoire
une salle d'attente peuplée des démons
que j'ai moi-même
créés
que je continue à créer vaillamment
chaque jour
à chaque coupure chaque entaille chaque
coup de feu
chaque ordre donné
je suis comme un homme qui creuserait
sa propre tombe

vaillamment

depuis des années
et qui la remplirait du sang des autres
si bien que chaque jour il doit continuer
à creuser un peu plus
un peu plus bas
un peu plus profond
(pp. 32-33)

Un texte que j'ai trouvé très puissant; un texte sur la guerre et son absurdité.
Je vous le recommande vivement !

 (Ed. du sous-sol, 112 pp., août 2022)

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