Ordinaire - Audrey Najar
source: éditions JC Lattès |
Hervé est à la retraite depuis peu. C'est un homme ordinaire, sans histoire, qui vit avec son épouse Elisabeth qui enseigne encore l'anglais en privé, mais qui a du mal à apprivoiser sa nouvelle situation. Il s'ennuie, balade son petit chien Billy, observe la vie autour de lui, de sa fenêtre, dans les rues d'Alfortville [une ville de la banlieue parisienne], au bistrot où il commence à boire un peu trop - ainsi qu'à la maison. Il repense à leur fils mort dans sa petite enfance d'une leucémie, à son propre père qu'il n'a quasiment pas connu, à ses relations distendues avec sa sœur aînée. Il se laisse aller, se néglige.
Une lueur d'espoir et de renouveau apparaît lorsque Pascal, le président de la copropriété lui propose de prendre le relais. Fier d'avoir été choisi, Hervé s'imagine déjà dans son nouveau rôle, pense aux améliorations qu'il pourrait proposer. Il se reprend en mains.
Mais lorsque de nouveaux voisins, jeunes, plutôt aisés et avec deux enfants, emménagent au-dessus de chez lui, il va peu à peu perdre pieds. Si Elisabeth voit là l'occasion de se faire de nouveaux amis, lui ne voit que le fait qu'ils ont ce que lui n'a pas. De la jalousie, il va basculer vers la détestation.
Lorsqu'il ouvre les yeux, il ne se souvient pas de ses rêves. Chaque réveil est pareil à une sortie de coma, il a besoin de temps pour comprendre où il est et qui il est. Il est toujours un peu déçu.
- Pascal a téléphoné, dit Elisabeth en s'asseyant au bord du lit.
- Ah oui ? Désolé, j'ai mal dormi, grommelle Hervé.
Elisabeth le regarde en biais, comme font les buses. La tête tournée vers la fenêtre, mais les yeux sur lui. Un peu inquiète sans doute.
- Qu'est-ce qui se passe ? Tu as encore mal aux genoux ?
- Non ça va, je ne sais pas... Je pensais à des trucs. Il t'a dit quoi, Pascal ?
- Rien de spécial, il a demandé si t'étais là. (...)
- Tu lui as pas dit que je dormais ?
- Non... Je lui ai dit que t'étais sous la douche.
- Je vais le rappeler.
Le mutisme qui suit a toujours fait peur à Hervé. Ces silences lourds de non-dits, d'évitement. Ces silences froids, cruels, qui vous éloignent avec le temps. Avant, il y avait leurs longues discussions, leurs fous rires parfois. Avant, il y a presque cent ans. Maintenant, ce silence à table, comme un troisième invité qui refuse de se lever et de partir.
Elisabeth est sortie, il se dit qu'un jour elle le quittera pour toujours, comme son père. Il la regarde s'éloigner. La voir partir le dimanche, c'est encore pire que les autres jours. A travers la fenêtre, elle avance entre les nuées de la cigarette d'Hervé. Soudain, il aperçoit Laurent [le nouveau voisin] la rattraper en courant. Surpris, il se cramponne au rideau. Grand sourire encore, raquette de tennis et tenue de sport. Le self-made-man, l'Américain. Le père de famille qui a le temps de prendre soin de lui. Chacun de ses muscles est une provocation. Il regarde sa femme exploser de rire, à quelques mètres de lui, sans se cacher. Elle rit des blagues du nouveau voisin, d'un inconnu, d'un autre homme. De toute sa bouche, elle rit. Quelques secondes à peine, mais il a le temps de voir son visage se déformer. Un autre visage. Un visage qu'il n'aime pas, celui des actrices porno. Laurent rit aussi, il pose sa main sur l'épaule d'Elisabeth. Hervé n'en revient pas. Il regarde de loin cette main comme un sexe. Obscène. Malgré lui, il se cramponne au rideau de toutes ses forces. La tringle cède. Le voilage tombe et recouvre Hervé, l'empêchant d'épier la scène plus longtemps. Billy regarde son maître, à quoi tu joues ? Il a peur de cette forme épaisse qui ne se débat même pas sous la tenture. Un fantôme qui n'en finit pas de mourir. (pp. 73-74)
Au fil des pages, Audrey Najar maîtrise parfaitement la montée de la tension. Elle sait nous glisser dans les sentiments de son personnage, dans sa descente vers l'enfer et la violence. le point de non retour. Son travail de scénariste doit certainement lui être utile pour cela. Son écriture est d'ailleurs très cinématographique; on imagine très bien les scènes, le découpage d'un film. Cinématographique mais sobre, et j'ai apprécié que son écriture ne "surjoue" pas le drame à venir.
Un très bon roman que je recommande vivement.
Et un grand merci à la personne qui me l'a offert - très bonne pioche.
(éd. du Masque, 224 pp., 2022)
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