Impossible - Erri de Luca
Sassopiatto, Dolomites - source : sentiersduphoenix.be |
Un de mes amis me conseille de lire son cher Erri de Luca depuis longtemps, et c'est finalement un autre ami qui m'a prêté ce court roman, récemment paru. Je les remercie tous les deux, car ce texte est un vrai petit bijou !
Ce sentier de la vire est difficile. Est-ce moi qui ai mené cet homme là-haut ? Est-ce moi qui l'ai porté sur mon dos pour le jeter dans le vide ? Ceux qui vont là tiennent compte du précipice.
Votre question devrait être : dans de telles conditions, qu'est-ce qui vous pousse à faire ça ?
La réponse est : personne. Nous n'avons pas de commanditaires. Ils sont inutiles, la montagne est un mobile suffisant. Drôle de jeu de mots, n'est-ce pas ? La montagne, immobile par nature, est un mobile. (pp. 19-20)
Un homme chute sur un sentier escarpé des Dolomites. Derrière lui, un autre homme donne l'alerte puis est mis en garde à vue. Ils ne sont pas inconnus l'un l'autre; en réalité, ils ont fait partie du même groupe révolutionnaire dans leur jeunesse et le premier a fini par livrer le groupe à la police.
Le texte est construit sur un dialogue entre le magistrat et l'homme interpellé, entrecoupé de (très belles) lettres que le prévenu écrit à la femme qu'il aime. Pour l'homme de loi, cette mort ne peut être un accident ni une coïncidence, et il tente tout pour faire avouer celui qui est à présent un vieil homme.
Ce parti pris génère un texte très tendu, un faux polar qui se mue en un dialogue où le jeune magistrat fait preuve d'un certain respect, presque de l'admiration face à la vie riche de celui qui lui fait face - même s'il n'approuve pas le chemin que celui-ci a suivi dans sa jeunesse rebelle. Car clairement, c'est le vieil homme qui mène la discussion, qui donne une leçon d'histoire et pousse l'autre à la réflexion sur l'amitié, l'engagement et la fidélité à une cause. Et c'est aussi une très belle déclaration d'amour à la montagne, la randonnée.
Apparemment, tous les textes d'Erri de Luca ont un fond autobiographique. Sachant qu'il a milité entre la fin des années 60 et celles des années 70 avec l'extrême gauche italienne (lutte ouvrière, guerre du Vietnam, etc.), nul doute qu'il n'a pas dû chercher loin pour ce récit.
Je vous recommande vivement ce texte qui est, je le répète un vrai petit bijou !
(...) elle [la montagne] attire à elle. Chacun à ses propres raisons d'y aller. La mienne est de tourner le dos à tout, de prendre de la distance. Je rejette le monde entier derrière moi. Je me déplace dans un espace vide et aussi dans un temps vide. Je vois comment était le monde sans nous, comment il sera après. Un endroit qui n'aura pas besoin qu'on le laisse en paix.
Là-haut je suis un étranger, sans invitation et sans bienvenue. Même la guerre d'il y a cent ans n'a pas marqué les montagnes. (...) En montagne, je prends mes risques, libres de tâches imposées, ludiques et parfaitement inutiles.
Qu'est-ce qui nous pousse à faire ça ? La beauté de la surface terrestre qui touche sa limite vers le haut avec l'air, comme le rivage avec la mer. Dépenser gratuitement mes énergies là-haut me récompense.
Pauvre de moi. Je me laisse transporter en parlant de montagne. (pp. 20-21)
Erri de Luca (né en 1950 à Naples) est un écrivain, poète, journaliste et traducteur italien, qui a aussi un passé d'ouvrier. Ces textes ont obtenus de nombreux prix.
(éd. Gallimard, coll. Du monde entier, Impossibile (2019) traduit de l'italien par Danièle Valin, 176 pp., 2020)
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