Ponti - Sharlene Teo


Le battement d'une ombre. Un bruissement de feuillage. Puis la monstrueuse chose humaine qu'est ma mère émerge lentement. D'abord ses mains fines et blanches. Puis son magnifique visage ensanglanté. Suivi du reste de son corps, tout un attentat distingué de robe blanche et jambes scarifiées. Ce moment m'obsède. Je le rembobine et le regarde encore et encore, comme s'il devait m'apporter une réponse au bout d'un millier de visionnages. Amisa, Ponti, Xiaofang se dissimulent puis se révèlent à moi encore et encore, dans une série de plans hypnotiques. Sa peau couleur de lune apparaît dans le champ avant de disparaître à nouveau, fondue dans le noir. L'espoir sur son visage me brise le cœur. En arrière. La haine sur son visage me brise le cœur.
(pp. 309-10)

Un roman à trois voix féminines sur trois périodes différentes, à Singapour.

Il y a tout d'abord Szu dont la majeur partie de l'histoire se déroule en 2003, année-clef pour cette adolescente qui vit seule avec sa mère dans un petit appartement miséreux, en difficulté scolaire et en butte aux moqueries de ses camarades de classe, jusqu'au jour où elle se lit d'une profonde amitié avec Circé.

Circé qui s'exprime en 2020 pour livrer sa version de leur amitié. Une amitié à priori improbable car tout sépare les deux jeunes filles - Circé traverse la vie avec aisance, au lycée comme dans ses relations sociales, et sa famille est riche.

Quant à Amisa, la mère de Szu, c'est une ancienne ancienne star de cinéma dont la carrière se résume à trois films d'horreur appelés "Ponti", inspirés du Pontianak, une légende du folklore indonésien. Son histoire est la seule qui s'étale dans le temps, débutant en 1968 lors de son arrivée à Singapour.

Une quatrième voix se superpose en filigrane, celle de "tante Yunxi", une amie d'Amisa qui se prétend médium.

J'avais repéré ce roman à ma librairie habituelle mais une bonne âme a bien voulu me prêter son exemplaire. Ni une, ni deux, à peine entre mes mains, je l'ai commencé. Si le style m'a tout de suite plu - bien qu'un peu surprise par le ton brut des premières pages -, je me suis rapidement laissée embarquer dans les histoires de ses trois femmes ordinaires dont les vies fluctuent entre jalousie, égoïsme, malchance, chagrin et mélancolie. C’est un roman sur l'amitié à une période charnière d'une vie (l'adolescence), celle de la construction identitaire.

Sharlene Teo aborde aussi le thème des relations toxiques, notamment familiales. Peu aimée, voire rejetée dans l'enfance par ses parents, à présent aigrie, Amisa supporte à peine sa fille qu'elle accuse d'avoir gâché sa vie. Szu lui voue pourtant une admiration sans borne.

Si certains chapitres m'ont laissée sur ma faim, notamment ceux consacrés à Amisa, la construction de l'ensemble est habile et les sauts temporels ne sont pas un frein à une lecture "linéaire" du texte.

Un roman sans mièvrerie, parfois assez sombre, qui présente trois vies interconnectées par Szu qui joue un rôle pivot; trois vies à la fois fragiles et complexes.

Sharlene Teo (née en1987 à Singapour). Elle a étudié le droit et la creative writing en Angleterre. Ponti est son premier roman.

(éd. Buchet Chastel, Ponti, traduit de l'anglais par Mathilde Bach, 310 pp., 2019)

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