Numéro 11 - Jonathan Coe
source: site éditeur, gallimard.fr |
Je vais être claire tout de suite : ce roman est une de mes meilleures lectures de cette année, peut-être même bien la meilleure jusqu'à présent. De Coe, j'ai lu plusieurs romans, en commençant par La maison du sommeil, puis Testament à l'anglaise, Bienvenue au club et Le Cercle fermé. Quatre romans que j'avais adorés. Sont venus ensuite les semi-déceptions de La vie très privée de Mr Sim, et d'Expo 58, auxquels j'ai encore ajouté les essais de Désaccords imparfaits. Et il me reste encore Notes marginales et bénéfices du doute dans ma bibliothèque. Bref, vous l'aurez compris, j'aime beaucoup cet auteur, et, malgré les hauts et les bas, je lui reste fidèle.
Avec son Numéro 11, sous-titré Quelques contes sur la folie des temps, Coe revient à mon avis en très grande forme. Pourquoi ? Parce qu'il a à nouveau ce regard acéré, critique, satirique, drôle, légèrement parano sur la société britannique actuelle. Car c'est cela que j'apprécie chez lui; sa capacité à mêler une excellente intrigue avec des réflexions sociétales. Et dans quels thèmes plante-t-il ses crocs cette fois-ci, me demanderez-vous ? La télé-réalité, la marchandisation à tout prix, le locataire du 11, Downing Street, l'engagement de l'armée britannique en Irak (le roman commence en 2003), les réfugiés et le travail au noir, les rêves que l'on tente de maintenir (dans le show-biz, en l’occurrence), la spéculation immobilière, les prix artistiques, les tabloïds. Trop ? Peut-être mais tout s'imbrique si bien qu'on y trouve son compte.
Mais il nous parle aussi de l'enfance, de l'amitié. Celles de Rachel et Alison, dix ans au début du roman qui sont intriguées par la locataire d'une maison retirée et qu'elles surnomment La folle à l'oiseau. Des années plus tard, Rachel travaille comme préceptrice pour la famille Gunn qui vit dans les beaux quartiers londoniens et qui, ne pouvant agrandir sa maison en hauteur, le fait en sous-sol; 11 étages souterrains avec garage, piscine, coffre-fort et espaces pour le personnel (Rachel pourra bientôt dire au revoir à sa chambre dans les combles avec vue sur le jardin). D'étranges phénomènes s'y déroulent d'ailleurs - ou est-ce Rachel qui commence à perdre la raison dans ce monde qui perd peu à peu ses repères, où tout va toujours plus vite ? Alison, elle, se retrouve en détention et Val, sa mère, après avoir participé à une télé-réalité, tire le diable par la queue et a recours à la banque alimentaire.
J'ai vraiment beaucoup aimé et vous le recommande vivement.
Dans l'extrait ci-dessous, Rachel, le personnage principal - ou du moins celui qui lie tous les autres -, retrouve Laura, une ancienne professeur de littérature à Oxford. Laura lui raconte son nouveau travail au sein de l’Institut pour l’Evaluation de la Qualité :
"L’idée remonte aux années quatre-vingt, quand Henry Winshaw
présidait une commission d’examen sur notre système de santé. Il s’agissait en
fait de le privatiser, même si personne ne voulait que ce soit dit. Mais Winshaw
avait cette théorie, qu’on pouvait affecte une valeur à la qualité de la vie
humaine. Un prix, pour parler clair. De sorte qu’il y a des interventions médicales plus rentables que d’autres. (…) Quant à ce nouvel institut, il se
situe dans la mouvance qui cherche à tout exprimer en termes financiers. Ses
membres veulent que des gens comme moi, issus des lettres et sciences humaines,
prennent le train en marche et s’engagent dans leur projet.
- Je n’aurais pas cru, dit Rachel en choisissant ses mots
avec soin, que vous vous mettriez aussi volontiers autour d’une table avec
cette clique.
- Je sais ce que vous voulez dire, mais j’essaie de voir les
choses sous un autre angle. On a affaire à des gens qui n’ont pas la moindre
notion de l’importance d’une chose quelle qu’elle soit s’ils ne peuvent pas
mettre un prix dessus. Alors, plutôt que de les traiter par le mépris,
l’émotion, par exemple, il me semble qu’il vaut mieux que quelqu’un comme moi
vienne les sortir de leur ignorance. Se faire l’avocat de la défense. C’est pourquoi nous avons inventé une nouvelle expression, la « valeur
hédonique ». Elle renverrait, disons, au plaisir qu’on ressent à
contempler un beau rivage, par exemple. Nous, nus essayons de prouver que ce
ressenti-là vaut plusieurs milliers de livres et qu’à l’inverse le chagrin
d’une veuve peut coûter 10'000 livres par an à l’économie. De cette façon, au
moins, ils vont reconnaître ces sentiments ; reconnaître leur existence,
en tout cas. »
Rachel médita ces mots et déclara : « Vous
savez ce que je commence à penser ? Je commence à m’apercevoir que nous
sommes entourés de gens qui, vus de l’extérieur, nous paraissent normaux mais
ne sont pas comme les autres dès qu’on démonte les rouages. Ce sont des
androïdes, des zombies, je ne sais pas, moi." (pp. 333-4)
source: telegraph.co.uk |
(éd. Gallimard, traduit par Josée Kamoun, 448 pp., 2016)
Commentaires
mais avant je dois encore lire "what a carve up", qui le précède paraît-il
Bonne journée.