Meurtre en la majeur - Morley Torgov
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Le compositeur Robert Schumann est persuadé que quelqu’un
essaie de le rendre fou en ayant délibérément désaccordé le la central de son
piano. Il demande à l’inspecteur Hermann Preiss de l’aider. Amateur de musique,
ce dernier accepte malgré ses doutes et la certitude de Clara Schumann que son
époux est simplement en train de basculer un peu plus dans la folie. Lors d’une
soirée musicale chez le couple, un voleur dérobe un manuscrit d’une sonate de
Beethoven, léguée par Félix Mendelssohn. Preiss identifie rapidement le
coupable, le journaliste Adelmann qui prépare une biographie de Schumann. Mais
Adelmann affirme que la partition lui a été donnée par Schumann en échange de son
silence sur certains événements de sa jeunesse. Quelques jours plus tard, le
journaliste est retrouvé mort.
Racontée ainsi, on se dit que l’intrigue va être passionnante,
digne des meilleurs romans de Frank Tallis dont les héros sont baignent
également dans un monde d’art sous toutes ses formes (Petite musique de la mort, notamment, met en scéne le compositeur Gustav
Mahler).
Mais, autant le dire tout de suite, l’intrigue de Morley Torgov
n’a qu’un rôle mineur dans ce roman qui est surtout une plongée inédite dans
l’Allemagne romantique des compositeurs du 19e s. Et le romancier
n’y va pas avec le dos de la cuillère ; tous en reprennent pour leur
grade, entre le génie et les névroses de Schumann, le talent de Clara, la
timidité et l’admiration de Brahms pour celle-ci, l’arrogance de Liszt, et j’en
passe.
Je suis une grande admiratrice du couple Schumann ; leur
musique aussi bien que leur vie (je sais, je sais, c’est d’un romantisme achevé
mais… chacun ses faiblesse ;-) Du coup, au début, j’étais un peu “choquée”
par ce ton osé, presque sacrilège. Et lorsque j’ai compris que l’enquête n’aura
rien d’haletant, je me suis prise au jeu, d’autant que le sarcasme de l’auteur
donne lieu à quelques scènes cocasses, notamment lors d’une soirée musicale
chez le couple :
- [Preiss] « J’ai grande hâte de rencontrer l’illustre
Franz Liszt. Croyez-vous qu’il nous fera le plaisir d’interpréter quelques
morceaux ?
- [Clara Schumann] « L’illustre » Franz Liszt est ici
comme invité, non comme musicien. Mais écoutez-moi bien, inspecteur : il
ne se fait jamais prier lorsqu’il s’agit d’illuminer le ciel par un de ses feux
d’artifice pianistiques. Même s’il ne figure pas au programme de ce soir, ne
soyez pas surpris si c’est lui qui accorde des bis.
Elle souriait mais je sentis dans sa voix une pointe d’acidité.
(…)
- Vous devez comprendre une chose : Liszt et son ami Wagner se sont
donné beaucoup de mal pour discréditer tout ce que mon mari représente. Ils se
sont pompeusement baptisés membres de l’école de Weimar et se croient à la pointe de l’avant-garde. Dans
un de ses derniers articles, Wagner a dénigré de manière insultante ce qu’il
appelle avec ironie l’école de Leipzig.
- Alors pourquoi tant de cérémonie pour un artiste que vous
méprisez ?
- (…) La vérité, poursuivit-elle plus bas, c’est que la moitié
des gens présents ici ce soir ne sont venus que par curiosité, pour voir Liszt
en chair et en os, pour pouvoir raconter demain à leurs amis qu’ils étaient
dans la même pièce que lui.
- Pardonnez-moi une question abrupte, mais n’êtes-vous pas un
peu…
- Hypocrite ? termina-t-elle avec un sourire rusé. Bien
sûr. Nous ne vivons pas parmi les purs esprits, inspecteur, nous vivons dans le
monde réel. Enfin, moi, je vis dans la réalité. Quant à Robert, je n’en suis
pas toujours très sûre.
(…) Une heure entière s’était écoulée sans que l’invité
d’honneur pointe le bout du nez. (…) Les gens commençaient à chuchoter
discrètement : Liszt avait oublié, mais cela semblait ridicule, le célèbre
virtuose était connu pour fuir les banquets afin de conserver la silhouette
élancée qu’il montrait sur scène. (…)
Visiblement exaspéré, Schumann
annonça :
- Mesdames et messieurs, les musiciens sont prêts et nous
allons entamer notre programme malgré l’absence de notre invité d’honneur, qui
a sans doute été retardé en chemin. Il devrait dans très peu de temps nous
honorer de sa présence. (…) Nous avons une délicieuse petite surprise pour
vous. Vous allez entendre pour la première fois un jeune compositeur qui, à mon
avis, est déjà un aigle planant dans les cieux musicaux et qui va vous
interpréter deux de ses récentes pièces pour piano. (…)
- Chers invités, dit Clara, je vous prie de bien vouloir
accueillir un garçon qui nous vient de Hambourg… Johannes Brahms. (…)
Alors qu'elle passait derrière Brahms pour aller s'asseoir, elle laissa sa main effleurer la nuque du jeune homme. (...) Bien que je ne fusse pas critique musical, je sentis que nous étions en présence d'un compositeur immensément doué, doté d'une puissante invention mélodique et à qui sa technique permettait d'exprimer ses idées. (...)
L’horloge du salon indiquait maintenant neuf heures et demie et
notre hôte se trouva bien obligé de présenter ses plus plates excuses pour
l’absence de l’invité d’honneur. Pour tirer son mari d’une situation aussi
évidemment gênante, Clara Schumann prit la parole. D’une voix posée et assurée,
elle dit :
- Vous connaissez tous la légende qui entoure Franz Liszt, j’en
suis sûre. Lorsqu’il entre quelque part, c’est d’abord en esprit. Son corps
n’arrive que bien après.
L’auditoire éclata de rire. Schumann était radieux, plein de
reconnaissance envers sa femme. Et Johannes Brahms, qui avait été conduit
jusqu’à une chaise du premier rang, leva vers elle des yeux où je ne voyais que
pure adoration non dissimulée. » (pp. 69-75)
Délicieux, n’est-ce pas ?
Bref, si vous voulez un roman sympathique et piquant, celui-ci
est pour vous ; si vous préférez une intrigue palpitante, passez votre
chemin.
Morley Torgov (né en 1927) est un romancier et avocat canadien,
diplômé de l’université de Toronto. Ce roman, paru en anglais en 2008, est
apparemment le premier d’une série avec l’inspecteur Preiss et le prochain se
déroulera à Weimar, auprès de Wagner.
(éd. Actes Sud, 2012)
(image R. & C. Schumann : wikipédia)
(photo auteur : site web The world on the street)
Commentaires
Moi aussi, je suis très Robert et Clara. Je le note, malgré tes réserves.