Nuit et jour - Virginia Woolf
« Quoi qu’il arrive, je ne veux pas de faux-semblants dans ma vie. »
Cet extrait pourrait être un condensé des pensées des personnages du second roman de Virginia Woolf, publié en 1919. Elle y met en scène quatre personnages principaux : Katherine Hilbery, une jeune fille de bonne famille qui aspire à l’indépendance d’esprit (elle étudie seule et en secret les mathématiques et l’astronomie) et de corps – elle ne souhaite pas se marier mais est résignée, par tradition, à épouser le très conventionnel William Rodney, amateur d’arts et de poésie en particulier. Mary Datchet, elle, est indépendante, moderne, elle a quitté la campagne pour travailler aux côtés des sufragettes. Elle est amoureuse de son ami Ralph Denham, une jeune homme de condition modeste qui travaille pour le père de Katherine, par laquelle il est de plus en plus attiré, voire obsédé – et ce malgré une première rencontre assez chaotique. La jeune fille pensera d’ailleurs durablement qu’il la méprise.
Voilà la partition jouée par ce quatuor de base, à Londres, au début du 20e s. Inutile de dire qu’il y sera beaucoup question de sentiments (fébriles, passionnés, affectueux ou indifférents), de l’acceptation ou du refus des conventions et traditions, mais aussi de modernité, de liberté, de travail, de politique, d’art :
"Mary Datchet retourna au bureau pour apprendre que, par quelque obscure manœuvre parlementaire, le droit de vote avait une fois de plus échappé aux femmes. Mrs Seal était au désespoir : la duplicité des ministres, la trahison du genre humain, l’outrage fait aux femmes, le piétinement de la civilisation, l’échec de toute une vie de labeur (…)
- La justice la plus élémentaire, proclama-t-elle [Mrs Seal] avec un geste de la main (…) est plus inaccessible que jamais. Que faire, Mary, sinon nous considérer comme des pionnières sur une terre sauvage ? Que faire, sinon continuer inlassablement à leur mettre la vérité devant les yeux ? Ce ne sont pas eux les responsables [le peuple], (…) – les responsables, ce sont ces messieurs qui siègent au Parlement et qui soutirent chaque année des centaines de livres au peuple." (p. 272)
Ces thèmes sont abordés par V. Woolf à travers ses personnages qui sont tous bien définis et différents des autres. Katherine, par exemple, oscille constamment entre la résignation et la difficulté à exprimer ses sentiments. C’est un personnage complexe, égoïste, souvent irritant mais dont j’ai aimé l’honnêteté ; elle peut parfois être cassante et elle reconnaît qu’elle n’aurait pas dû se fiancer à William, qu’elle va toutefois l’épouser mais qu’elle ne l’aime pas d’amour :
« - Si je vous dis que je vous aime, me croirez-vous ?
- Dites-le, Katherine ! Dites-le si vous le pensez ! Faites-moi sentir que vous m’aimez !
Elle fut incapable de prononcer un mot. L’obscurité tombait sur la lande et un brouillard blanc effaçait l’horizon. Demander à Katherine de la passion ou des serments revenait à exiger des flammes à ce paysage voilà de pluie (…).
Pourquoi ne lui dirait-elle pas simplement la vérité ? c’est-à-dire qu’elle avait accepté de l’épouser quand tout était encore vague dans son esprit, quand rien n’avait encore de concours précis ? Peut-être fallait-il le déplorer mais, en toute lucidité, le mariage était hors de question ! (…)
- Je me suis trompée en acceptant de me fiancer avec vous. Jamais je ne vous rendrai heureux. Je ne vous ai jamais aimé. (…) J’ai dit que je vous épouserais mais j’ai eu tort, se força-t-elle à prononcer, et elle durcit son bras comme pour annuler cette apparence soumise d’une part d’elle-même. Je ne vous aime pas, William ; vous le savez bien, et tout le monde l’a remarqué ; pourquoi ferions-nous semblant ? Quand je vous ai dit que je vous aimais, c’était faux. Je l’ai dit mais je savais que ce n’étais pas vrai. » (pp. 258-260)
Les relations entre Mary et Ralph sont aussi complexes :
« Leur amitié de longue date, fondée sur des valeurs indestructibles, s’écroulait ; tout son passé lui parut dérisoire ; elle-même perdait confiance et la personnalité honnête de Ralph lui sembla un coquille vide. Ce passé tellement imprégné de Ralph, elle l’avait fabriqué de toutes pièces (…). Il y avait là, du moins, une part de vérité – voir la vérité en face est notre seule chance en ce monde. »
(…)
- Quand vous m’avez demandé de vous épouser, je crois que vous n’étiez pas sincère. Cela m’a mise en colère. Jusque-là, vous aviez toujours dit la vérité.
Ralph laissa échapper son livre qui tomba sur le sol. Il posa le front dans sa main, regarda le feu, essayant de se rappeler les termes précis de sa demande en mariage.
- Je n’ai jamais dit que je vous aimais, prononça-t-il enfin.
Elle tressaillit, mais respecta sa franchise qui, après tout, était un fragment de vérité à laquelle elle avait voué sa vie.
- Pour moi, le mariage sans amour est inconcevable, dit-elle.
- Mary, je ne veux en rien vous contraindre. Je vois bien que vous ne voulez pas m’épouser. Mais, à propos de l’amour, ne dit-on pas beaucoup de bêtises ? Qu’est-ce que l’amour ? Je crois que mon attachement pour vous est plus sincère que l’attachement que montrent la plupart des hommes pour les femmes qu’ils aiment. L’amour, ce n’est qu’une histoire que l’on se raconte, tout en sachant qu’elle est fausse. On le sait, oui ; mais on défend ses illusions coûte que coûte. (…) On préfère ses illusions à la réalité, mais il me semble que l’on court des périls sans nom à épouser quelqu’un par amour.
- Je n’en crois pas un mot ! D’ailleurs, vous non plus, répondit-elle avec colère. Nous ne sommes pas d’accord ; j’aurais seulement voulu que vous compreniez. (pp. 268-270)
Le roman m’a beaucoup plu même si l’intrigue, dans la dernière partie, s’essouffle un peu. Les atmosphères sont bien rendues, les personnages sont intéressants et on découvre Londres en train de se moderniser (cet aspect m’a beaucoup plu et j’ai trouvé les descriptions très contemporaines).
Par contre, il vaut mieux être averti que si vous aimez Virginia Woolf pour son style « déroulement de pensée en continue » comme dans Mrs Dalloway ou Vers le phare, vous pourriez être déçu par ce roman dont la construction est beaucoup plus traditionnelle, avec aussi passablement de dialogues directs.
Une dernière chose : cette édition est précédée d’une très intéressante préface de Camille Laurens. Son texte m’a d’ailleurs tellement plu que je suis bien décidée à lire une de ses fictions (tout suggestion est bienvenue, car c’est une auteur que je ne connais que de nom).
(éd. Points, 2011)
(photo auteur par Gisele Freud, 1939, trouvé sur le site Le clown lyrique)
Commentaires
En ce qui concerne nuit et jour, je l'ai noté...
un plaisir de lecture qui m'attend donc