Le stylo rayé - chronique tirée du livre de Paul Auster JE PENSAIS QUE MON PERE ETAIT DIEU

Lorsque j'avais "chroniqué" le livre de Paul Auster, le 19 octobre, je vous avais promis de partager avec vous l'une ou l'autre des histoires vécues publiées dans le livre.

Le stylo rayé,
histoire racontée par Robert M. Rock, de Santa Rosa, Californie

C’était un an après la fin de la Seconde Guerre mondiale, et je faisais partie de l’armée d’occupation à Okinawa. Depuis quelque mois, il y avait eu plusieurs vols dans la zone de notre base. On avait coupé des grillages aux fenêtres, des objets avaient disparu dans ma baraque mais, chose étrange, le voleur n’avait pris que des friandises et des bricoles, rien qui n’eût une réelle valeur. Une fois, j’avais remarqué des traces de pieds nus boueux sur le sol et sur une table de bois. Des pieds minuscules, sans doute ceux d’un enfant. On savait que de petites bandes d’orphelins erraient dans l’île en groupes qui vivaient de ce qu’ils pouvaient trouver et prenaient tout ce qui n’était pas sous clé.

Mais alors, mon cher stylo Watermann disparut. Et ça, c’était aller trop loin.

Un matin, on repéra un homme du camp de prisonniers. C’était un des travailleurs. Je l’avais déjà vu plusieurs fois. Il était silencieux, il était beau, il se tenait droit, il écoutait avec attention. Quand je le regardais, j’imaginais que quel que fût son rang dans l’armée japonaise (il était peut-être officier), il avait fait son devoir. Et à présent, tout à coup, mon Watermann était là, dans la poche de ce Japonais plein de dignité.

Je trouvais incroyable qu’il ait pu voler. J’étais en général un bon juge des caractères, et cet homme me donnait l’impression d’être fiable. Mais je devais m’être trompé cette fois. Après tout, il avait mon stylo et il travaillait depuis plusieurs jours dans notre zone. Je décidai d’agir en fonction de mes soupçons et d’ignorer la compassion que je ressentais à son égard. Je désignai le stylo et tendis la main.

Etonné, il eut un mouvement de recul. Je touchai de nouveau le stylo et lui demandai, par gestes, de me le donner. Il secoua la tête. Il paraissait un peu effrayé – et totalement sincère. Mais je n’allais pas me laisser embobiner. Je pris un air en colère et j’insistai.

Finalement, il me le donna, mais avec beaucoup de tristesse et de regret. Après tout, que peut faire un prisonnier quand un représentant de l’armée victorieuse donne un ordre ? On punissait les gens qui refusaient d’obéir, et il devait en avoir assez, de ce genre de choses.

Il ne vint pas le lendemain matin, et je ne l’ai jamais revu.

Trois semaines plus tard, j’ai retrouvé mon stylo dans ma chambre. Je fus horrifié de l’atrocité que j’avais commise. Je savais combien il est douloureux de subir des brimades – d’être dégradé injustement, de voir la confiance tuée de sang-froid. Je me demandai comment j’avais pu commettre une erreur pareille. Les deux stylos étaient verts, avec des rayures dorées, mais sur l’un les rayures étaient horizontales et sur l’autre, verticales. Pis encore, je savais à quel point il avait dû être difficile pour cet homme de se procurer l’un de ces précieux objets américains que ce ne l’avait été pour moi.

Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, je n’ai plus ni l’un ou l’autre de ces stylos. Mais j’aimerais retrouver cet homme, afin de pouvoir lui demander pardon.

Commentaires

maggie a dit…
Tu as bien de relater cette nouvelle car ca me donne envie de le lire ! J'ai déjà 2 ou 3 romans de P. Auster dans ma PAL, il faut que je les lise aussi !
Golovine a dit…
Oui, vous auriez bien raison de lire Paul Auster. Et JE CROYAIS QUE MON PERE ETAIT DIEU est particulier, avec ses 172 histoires vécues racontées par des Américains. Amitiés et bon dimanche, Maggie.

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